Découverte en 2006, la Jeanne-Elisabeth gît par 5 m de fond au large de Maguelone dans l’Hérault. L’épave est celle d’un navire de commerce suédois qui faisait route vers Marseille et qui a sombré le 14 novembre 1755, chargé notamment d’un trésor monétaire exceptionnel. Malgré l’important pillage dont elle a été victime, l’excellent état de conservation des vestiges et du mobilier font de la Jeanne-Elisabeth un témoin privilégié des échanges commerciaux au Siècle des Lumières.
Découverte par des plongeurs amateurs à la faveur d’un important mouvement de sable, l’épave a fait l’objet d’un pillage très organisé qui a vidé une partie du bateau jusqu’en novembre 2007, date de leur arrestation. L’expertise réalisée par le DRASSM a permis de confirmer l’identification du navire qui était déjà bien connu dans les archives.
Les fouilles, réalisées entre 2008 et 2016, ont permis de dégager une partie de la coque et de livrer des objets exceptionnellement bien conservés car protégés par une épaisse couche limoneuse. Conservée de la quille au pont supérieur, l’épave est couchée sur son flanc tribord et la proue tournée vers le nord.
De 2008 à 2011 débutèrent les premières opérations de terrain dirigées par Patrick Grandjean et Eric Rieth. Elles se poursuivirent de 2012 à 2016 avec Marine Jaouen et Andrea Poletto.
Le pillage de l’épave de la Jeanne-Élisabeth a conduit le ministère de la Culture, par le biais du DRASSM, à demander l’ouverture d’une enquête et à réaliser l’expertise du site afin de mesurer les dégâts liés à celui-ci. Les douanes judiciaires s’emparent du dossier. L’enquête préalable au procès, qui s’est tenu en 2015, détermine qu’environ 18 000 pièces ont été volées ; elles n’ont jusqu’à présent pas été retrouvées, à l’exception de 250 pièces, des canons et des fusils. Les pilleurs ont été condamnés par la justice à des peines exemplaires et jusqu’alors inédites, allant pour les plus élevées à deux ans de prison ferme et un million d’euros d’amende.
Malgré le pillage, l’épave a révélé une riche cargaison, composée de plusieurs milliers de pièces d’argent, d’effets personnels remarquablement conservés (chaussure de cuir, bourse) et de pièces d’armement. Au total, un demi-millier d’objets ont été découverts lors des fouilles, en plus des pièces et des effets saisis.
Grâce aux archives, nous savons que le navire transportait également un chargement important de blé en provenance d’Espagne. Des incrustations de ce blé ont été relevées dans de la vaisselle et sur d’autres objets retrouvés à bord. Le procès-verbal rédigé au moment du naufrage et une natte en alfa découverte en fond de cale attestent son chargement en vrac.
Alors que les sources écrites font état de 24 360 piastres, les fouilles ont permis de mettre au jour un ensemble de 3890 pièces de monnaie espagnoles en argent de 8 et de 4 réaux. Elles furent frappées dans des ateliers hispano-américains de Lima, Mexico et Potosi au cours de la première moitié du XVIIIe s. Une partie de ces pièces, découvertes entre le vaigrage et le pont inférieur, était conditionnée de façon particulière : les piastres de 8 réaux étaient disposées en pile alors que les piastres de 4 réaux étaient en vrac. La forme des piles atteste un conditionnement dans des rouleaux de papier. Ces pièces avaient été ensuite placées dans des sacs de toile dissimulés dans le blé afin de les cacher en cas d’arraisonnement en mer. Des traces de textiles relevées sur quelques monnaies confirment la nature du contenant.
Ces monnaies semblent avoir peu circulé. Elles étaient destinées à alimenter le très diversifié commerce de l’argent : la fabrication des espèces nécessaires à une population de plus en plus nombreuse ; l’orfèvrerie en vogue au XVIIIe siècle ; la tréfilerie, tout particulièrement celle produite dans la région lyonnaise destinée à l’habillement et qui était exportée vers le Maghreb, le Levant, la Chine ou l’Inde. Ces piastres sont alors la monnaie du commerce mondial notamment grâce à la qualité exceptionnelle de leur alliage.
Outre ce chargement principal, plusieurs pièces d’armement ont été mises au jour. Des boulets et deux canons suédois, avec les marques de leur fonderie, ont été découverts ainsi que quatre fusils, quatre pistolets, deux épées et des grenades à main.
Le mobilier céramique et plusieurs objets en verre sont caractérisés par des provenances extrêmement diverses : des jarres sévillanes, de la porcelaine de Chine, des faïences hollandaises ou encore des bouteilles bordelaises ou suédoises témoignent de la circulation à grande échelle de ces objets. Il est à noter également la présence de quelques pipes en terre cuite, portant la marque d’un pipier hollandais, probablement destinées à l’équipage.
Plusieurs pièces d’argenterie, produites par les ateliers de Mexico, ont également été découvertes dans une caisse en bois en 2011. Cette argenterie (assiettes, fourchettes, cuillères et une mouchette) n’est pas destinée à orner la table des officiers mais pourrait avoir été chargée comme complément de cargaison.
L’important apport sédimentaire a permis une conservation exceptionnelle de certains objets en matière organique dont notamment une bourse d’officier en toile, fermée et pleine, découverte dans la partie arrière de la coque du navire, zone de vie des officiers. Elle fut confiée à Arc Nucléart, afin de stabiliser en même temps tissu et monnaies. Des images tomographiques de la bourse ont été réalisées par ESRF, une société grenobloise. Ce procédé a permis de révéler le contenu de la bourse sans avoir à l’ouvrir : des piastres de 8 réaux frappées à Mexico en 1755, en partie similaires à celles chargées dans la cale.
Des marchandises à forte valeur ajoutée complétaient la cargaison : tabac, indigo, cochenille, gomme de térébenthine (substance médicinale extraite de la résine de pin) qui ont en majorité disparu mais dont on retrouve les traces dans les archives, notamment dans le témoignage du capitaine suite au naufrage.
La Jeanne-Elisabeth était un navire de 25 m de long et 6 m de large. La fouille a permis de dégager la demi-coque tribord, conservée sur une longueur de 23 m de l’étrave à l’étambot et de la quille jusqu’au deuxième pont, et de comprendre la structure de cet imposant bâtiment de 200 tonneaux.
Du fait de son exceptionnel état de conservation, seule la partie inférieure des varangues a été observée. Les membrures de levée et les membrures de remplissage se succèdent de l’étrave à l’étambot. Les restes de deux pont, dont les niveaux sont marqués par les extrémités des baux, sont également visibles.
Les archives décrivent le gréement du navire comme étant celui d’un senau, composé de deux mâts dont un grand-mât doublé sur son arrière par un second mât plus petit dit « mât de senau », sur lequel est établie une voile aurique à corne. Les autres voiles sont carrées.
La quille, conservée sur 17 m de long, se compose d’un brion, d’un élément central entièrement préservé sur près de 13 m de long et d’un élément arrière mal conservé. Au milieu du XVIIIe s., la présence d’un brion semble être une pratique architecturale en usage dans les arsenaux français, cette imposante pièce de charpente étant peu présente en Angleterre ou aux Pays-Bas où le pied de l’étrave vient directement s’assembler à la quille.
Sur la face inférieure du plancher du pont supérieur, une belle marque peinte en blanc en forme de flèche a été découverte. Il s’agissait vraisemblablement d’une marque à caractère marchand difficile à interpréter aujourd’hui.
Deux ancres ont été découvertes à l’arrière du navire à une dizaine de mètres au sud de l’épave. Il s’agit d’ancres à jas en bois et organeau. Elles sont placées l’une sur l’autre et ligaturées, attestant la précipitation avec laquelle les marins ont tout tenté pour empêcher le navire de s’échouer. Outre ces deux ancres présentes sur le site, les archives en citent une troisième qui aurait fait l’objet d’une récupération suite au naufrage. Un guindeau, en métal et en bois, a également été mis au jour.
Les études xylologique et dendrochronologique ont été réalisées respectivement par Sandra Greck (Arkaeos) et par Frédérick Guibal (IMBE, Université d’Aix-Marseille). Elles ont permis d’identifier les principaux bois utilisés pour la construction du navire. Le chêne est majoritaire, à l'exception du pin pour les planchers de ponts. Ces bois proviennent du littoral de la Pologne et du nord de l’Allemagne, qui étaient au XVIIIe s. des zones traditionnelles d’exportation des bois de marine vers les chantiers navals.
À l’époque du naufrage, les tensions entre la France de Louis XV et l’Angleterre de Georges II sont vives. Elles aboutissent quelques mois plus tard à la guerre de Sept Ans (1756-1763), souvent considérée comme le premier conflit mondialisé, opposant les grandes puissances du XVIIIe siècle en Europe, en Amérique et en Inde.
Pour assurer la continuité du trafic maritime, armateurs et affréteurs cherchent des navires battant pavillon neutre : c’est ainsi que les Scandinaves renforcent leur présence en Méditerranée. C’est dans ce contexte que la Jeanne-Elisabeth quitte au mois de juin 1755 son port d’attache à Stockholm. Grâce aux archives, il est possible de reconstituer son parcours jusqu’à son naufrage cinq mois plus tard. Après avoir longé la façade occidentale de l’Europe, le navire rejoint Cadix, port monopole de l’Espagne, où étaient obligatoirement déchargés tous les produits en provenance de l’Amérique espagnole. Après avoir chargé ses marchandises, il quitte le port andalou le 30 octobre à destination de Marseille. Le 14 novembre, pris dans une violente tempête, il chavire et s’échoue sur un banc de sable à seulement 150 m du bord, faisant deux victimes.
Les archives suédoises, danoises et françaises fournissent des informations sur la construction de la Jeanne-Elisabeth, son itinéraire, sa cargaison et son naufrage. Construit sur le chantier de Wolgast, sur les rives sud de la Mer Baltique, le navire appartenait à trois propriétaires armateurs qui s’en partageaient les parts : le marchand Niclas Hasselgren, qui en détenait la majorité et qui donna le nom de son épouse au bateau, le commandant Knape Hanson et un troisième associé, Johan Georg Yhlen. Le commandant, Andreas Knape Hanson était de Stockholm, tout comme les dix autres membres de l’équipage, âgés de 16 à 36 ans.
Les affréteurs qui louaient les services de la Jeanne-Elisabeth, au moins entre Cadix et Marseille, sont également connus. Il s’agissait des négociants marseillais Pierre Honoré Roux et fils, les plus importants de la cité phocéenne.
La cargaison a été fournie par Verduc, Vincent et Compagnie, association de riches marchands d’origine bretonne dont les familles étaient présentes à Cadix depuis des générations, et principal fournisseur des Roux dans cette ville. Les archives permettent ainsi de reconstruire le réseau établi entre marchands français basés en Espagne, affréteurs et intermédiaires marseillais.
Le procès-verbal du naufrage, conservé aux Archives départementales de l’Hérault, relate les circonstances de la perte du navire et les tentatives de sauvetages qui suivirent. Après huit mois d’efforts, les principaux protagonistes décidèrent de cesser les recherches, la précieuse cargaison ne pouvant être sauvée.
Musée de l’Ephèbe et d’archéologie sous-marine - Avenue des Hallebardes - 34300 Le Cap d'Agde.
Tél. : 04 67 94 69 60.
Bibliothèque nationale de France, site Richelieu - Cabinet des monnaies, médailles et Antiques - 58 rue de Richelieu - 75002 Paris. Lieu de mise en dépôt d’une sélection numismatique de référence.
Tél. : 01 53 79 59 59.
Pour le dépôt de conservation du mobilier, s’adresser au DRASSM.
Les monnaies attestent l’extrême rapidité des échanges entre l’Amérique et l’Europe à cette époque : en effet la plupart des pièces découvertes ont été frappées en 1754, quelques-unes même en 1755, alors que le navire fait naufrage au mois de novembre de cette même année.
- Toutes les monnaies découvertes sur l’épave sont consultables sur Gallica.
- Écouter le podcast L'affaire de la Jeanne-Elisabeth (© Nicolas Pascariello/CD13)
- Visionner la table-ronde L'odyssée de la Jeanne-Elisabeth enregistrée le 10 octobre 2020 en présence de Bertrand Ducourau (directeur des musées et du patrimoine d’Agde) Marine Jaouen (archéologue au DRASSM) et Elodie Ulldemolins (chargée de production chez Passé Simple). (© Arkam - RAN 2020)
Pays | France |
Aire marine protégée | Non |
Département | Hérault |
Commune | Villeneuve-lès-Maguelone |
Lieu-dit | |
Code EA | 30-649 |
Nature du site | Épave de navire |
Chronologie | Période moderne |
Indicateur de période | Archives, mobilier |
Structures | |
Mobilier |
Amphores :
Céramiques : Jarres, porcelaines de Chine, faïences hollandaises, pipes Autre : Pièces en argente, bouteilles en verre, argenterie, chaussures en cuir, bourse en toile contenant des pièces d'argent |
Lieu d'exposition | Musée de l’Ephèbe et d’archéologie sous-marine, Agde. |
Contexte |
Géologie : sableux, limoneux
Situation : immergé Profondeur : - 3,5 à 8 m |
Historique des recherches |
Déclaration : 2007 - Arrestation de pilleurs
Expertise: 2007 : Michel L’Hour et Frederic Leroy (DRASSM) Opérations: 2008 - 2011 : fouilles programmées dirigées par Patrick Grandjean (DRASSM) et Eric Rieth (CNRS, MNM), 2012 - 2019 : fouilles programmées dirigées par Marine Jaouen (DRASSM) et Andrea Poletto. |
Commentaires | |
Rédacteur | Elyssa Jerray, en collaboration avec Marine Jaouen |